Je me souviens, nous étions quatre à traverser le Channel : Laurence, Philippe Jean-Pierre et moi. La fille c’est Phil qui l’avait imposée bien sûr. Contre notre avis car on se voyait mal écumer East End flanqués d’un minette à poils longs… Mais Filou était comme ça, il savait ce qu’il voulait et il s’était débrouillé pour que Lolo obtienne sa permission de sortie du territoire. Il avait fait fort pour embrouiller ses vieux. Je ne sais pas ce qu’il leur avait raconté mais dans le train elle était bien là la Lolotte, à sommeiller la tête appuyée contre son épaule ; quant à lui sa figure exprimait tellement de béatitude que c’était beau à voir.
Le train s’arrêtait à Calais, il repartait de Douvres. Entre les deux il fallait traverser le bras de mer sur lequel ont buté tant de führers et de napoléons. Eh oui ! Il fallait le franchir ce petit effet de manche de rien du tout qui ne convainc personne, grisâtre et embué de brumes matinales. En ce temps là, durant l’été, beaucoup de gosses commençaient le creusement du tunnel à l’aide de seaux et de pelles en plastique… mais dès la première marée montante leurs travaux se trouvaient gravement compromis.
Alors, on prenait le ferry.
Pendant qu’à l’entrepont avec Jean-Pierre on mélangeait la bière et le whisky détaxé, les deux autres se mignotaient sur la passerelle, appuyés contre le bastingage, se serrant de trop près à cause du froid mordant de l’aube endolorie. C’est que ça caillait grave ! De quoi faire claquer les dents à un canard ! La mer était gluante, les goélands transis. A posteriori on comprenait pourquoi la grande armée avait tourné talons ; les tôt matins des côtes d’Angleterre sont à ce point rébarbatifs qu’ils ne motivent guère un envahissement.
Une fois débarqués sur l’île nous devenions des Lords, et Laurence était Milady. En changeant nos francs contre des livres on se prenait pour des nababs, on ne se sentait plus planer ! Tant d’exotisme si proche de Paris ! Il faut dire que les Rosbifs tirent les avantages de leurs inconvénients.
Même de nos jours, depuis que le tunnel à montré ses limites, ils gardent l’esprit insulaire : toute leur histoire montre qu’ils ont cherché à étendre leur influence, puisque leur territoire, ils ne pouvaient pas l’agrandir. Cela fait toute la différence. Rendez-vous compte ! Ils donnent à leurs monuments les noms de nos défaites ! Ils sont fous ces Anglais !
Ainsi nous profitions du dépaysement ; moi, j’étais avide d’échanger dans la langue de Shakespeare, je me régalais de sentir le bon accent tonique éclater sous la glotte des autochtones. Rien à voir avec les cours de nos professeurs au lycée, tous plus tristes que des quais de gare. Là, on apprenait les vrais mots de la vie, comment les prononcer et où les employer.
A Soho on avait déniché des enregistrements pirates de concerts : les Doors, les Stones, les Who… J’en avais acheté plusieurs car je savais pouvoir les revendre avec un bon bénéf à des potes de Pantruche. De son côté, Phil avait rhabillé sa chérie avec un perfecto si peu cher qu’il avait dû tomber d’un camion. Quant à Jean-Pierre, il désespérait de trouver une boulangerie un peu normale, une devanture où se reconnaîtraient des denrées comestibles.
Pour l’hébergement on nous avait donné une adresse de "bed & breakfast" dans un quartier décentré. C’était le genre d’institution qui relevait plus de l’auberge de jeunesse que de l’hôtellerie. Juste par économie, on se retrouvait à dormir dans une chambre à deux lit, et bien sûr, pendant que Filou folâtrait discrètement sous son édredon avec mademoiselle Nitouche, moi je m’appuyais le Jean-Pierre ! Sur le moment je dois dire que j’en avais éprouvé des regrets. J’avais pensé que j’aurais dû recruter une gonzesse moi aussi, pour profiter de l’aubaine, mais à la réflexion l’idée ne tenait pas la route : lorsque nous referons le voyage plus tard, en partant cette fois à deux couples, pour avoir la paix les filles choisiront de partager le même lit ! Et nous, bien obligé aussi, penauds comme couillons !
Le matin alors qu’on bouffait nos œufs durs, la logeuse venait s’enquérir de nos projets. C’était une femme cupide qu’on voyait picoler au pub d’en face, elle avait les joues zébrées de couperose et les dents de devant déchaussées. A voie basse, Lolo disait « V’la la sorcière qui s’amène… » La femme se pointait lourdement et prononçait seulement ces trois mots : « Stay or leave ? » Si on voulait rester on devait payer aussitôt notre écot pour la nuitée suivante.
Le midi on se nourrissait de lait en brik et de brioche, le soir on se payait le Wimpie. De toute façon, on ne va pas en Angleterre pour boulotter, sinon ça se saurait !
Ce qu’on économisait en hébergement et en frais de bouche, on le claquait en biens de consommation… La Lolotte elle avait beaucoup aimé les shops d’Oxford street. Moi et Filou on avait surtout acheté de la musique, des albums et des partitions qu’on n’aurait pas pu trouver à Paname. Quand à Jean-Pierre, il avait dilapidé son pécule en nous payant des bières à profusion !
Guiness is good for you !
Rapatrié pour les Impromptus Littéraires