Es-tu déjà allé en pointu ? Attends ! Pas en hauts talons comme un drag-queen d’opérette ou une bayadère de carnaval ! Les pointus dont je te parle ici, ce sont des bateaux de pêche qui ont cours dans tout le golfe du Lion. On les appelle aussi "catalanes" du côté de Collioure. Ce sont de grosses barques de bois entièrement pontées, autrefois gréées pour la voile latine, mais de nos jours, on n’en voit plus que des motorisées.
La barque de Roger fait six mètres de long, ses flancs sont tout peinturlurés de bandes multicolores et sur bâbord on voit le dessin d’un poisson stylisé avec son nom de baptême : « La Girelle. » Roger c’est un Palavasien de longue date qui amène les amis des amis à la pêche quand il est bien luné. Ce jour là il l’était.
Il ne faisait pas encore clair quand nous quittâmes le port. Nous franchîmes le cap du môle juste avant que le soleil n’apparaisse brusquement entre le ciel et l’eau. Un spectacle chaque fois si prégnant qu’il met quelques minutes entre deux parenthèses.
En méditerranée occidentale nous avons cette chance de pouvoir savourer les aurores marines. Les océanautes n’ont que des crépuscules à déplorer, des crépuscules pleins de magnificence je te l’accorde, mais qui ne sont rien au regard des ces aubes tragiques, béantes, glacées et borgnes. Ces maîtresses ultimes devant lesquelles on ne peut que courber. D’ailleurs, et tu en conviendras, on trouve à profusion des images de coucher de soleil sur les cartes postales… point de matins. Cela veut bien dire quelque chose.
Au rythme du pouf-pouf régulier du diesel et du clapotis des vaguelettes qui naissaient méthodiquement à la proue du navire, le lieu de pêche était atteint après deux heures de trajet. Roger le retrouvait à l’estime, en alignant des amers de la côte : « Quand le gros nez du château d’eau fait la casquette à la carrière de Villeneuve, alors c’est qu’on est pile sur les rochers. » disait-il.
C’était le moment de débobiner les palangres préalablement garnies de morceaux de couteau gluants et malodorants.
Roger n’est pas un pêcheur hauturier, loin s’en faut ! Sa vie il l’a surtout passée sur des vieilles pinasses, à parcourir la lagune posant et relevant de longues nasses où se prennent anguilles, plies, daurades et petits muges. Toutes ces espèces qui viennent régulièrement frayer dans le saumâtre des étangs : celui de l’Arnel, du Prévost… et surtout le plus merveilleux d’entre eux, l’étang de l’Or, sanctuaire des flamants roses.
Une fois les lignes de rapport immergées au bout de flotteurs jaune fluo et en attendant qu’elles remplissent leur office, le capitaine nous confiait de courts lancers pour le simple plaisir de la pêche.
Installés sur le bord du bateau contre le vent, nous nous laissions porter par la dérive, déroulant le fil nécessaire de nos moulinets au fur et à mesure du besoin, dans l’attente de la vibration caractéristique qui indiquerait un goulu en train de se prendre au leurre. Nous savions que dans la même seconde, au fin fond de nos cerveaux reptiliens, nous éprouverions cette incoercible jouissance, très primaire, que tout prédateur ressent inexplicablement quand il est sur le point de capturer sa proie.
La matinée passait ponctuée de conversations, de plaisanteries, d’invraisemblables histoires de marins d’eau douce racontées avec verve par notre capitaine. La pêche était à peine interrompue par l’incontournable casse-croûte charcutier accompagné de rosé bien frais.
Nous remontâmes des profondeurs des prises variées : des petits pageots aux flancs charnus, des sars scintillants, des bogues cagasseux, quelques belles rascasses hérissées de piquants, des poissons pyjamas - dont chaque apparition faisait hurler de rire le vieux Roger - ainsi qu’un gros poulpe hideux qui rejeta incontinent son encre noire sur le pont mille fois lavé.
Vers onze heures la pêche devenait sérieuse avec la remontée des palangres. Si elles étaient bien garnies, à coup sûr il y aurait de la bouille Palavasienne au menu des restaurants du lido !
Sur le temps du retour, comme c’était l’usage, le capitaine donnait la barre à diriger. Ce jour là c’était venu à mon tour alors j’ai viré de bord comme un vieux loup de mer et j’ai mis le cap sur le port. Pendant le trajet, le soleil s’étant décidé à taper fort, nous nous comportâmes comme l’auraient fait des gamins dissipés en nous aspergeant mutuellement en abondance avec l’eau de mer puisée dans des seaux, et en riant de très bon cœur.
Parfois la vie sait se montrer sous ses meilleurs aspects. J’ai appris que ces moments là sont à ne pas manquer.
Surtout qu’ils ne s’oublient jamais.
Repêché pour les Impromptus Littéraires